christophegervot
As an inner city man, 1 : Septembre 1986 / September of 1986
Je me suis levé après avoir un peu moins bien dormi que d’habitude, lavé, habillé comme je pouvais mai sans doute avec ma chemise qui fait new wave (je la boutonne jusqu’en haut comme dans les clips du samedis soir à la télé), restauré : ça y est , j’ai pris l’habitude de boire du thé de la rue de Budapest, mais quand la journée s’annonce chargée, je prends un banania au lait entier.
Ma sœur dors encore dans sa chambre (on est en coloc’), la fac, c’est plus cool.
Allez, je dévale l’escalier, doucement en arrivant au rez-de-chaussée pour pas faire de bruit devant chez la vieille dame, pour pas déranger.
Super, le jour est là, les murs blancs qui cachent les maisons de l’autre côté de la rue donnent de la lumière. Je file. Je vois un ou deux messieurs portant casquette dans la rue.
J’arrive dans la rue qui descend vers le quai de Versailles. Le goudron est assez neuf. Les bagnoles sont disparates, de toutes les tailles, de toutes les couleurs, de toutes les marques. Je passe du trottoir de gauche au trottoir de droite et ne me préoccupe pas trop de passer sur le passage piéton : ya personne, ça circule pas.
La grande rue : le Quai de Versailles. Ya des bus qui passent, oranges et verts, et des piétons que je croise, qui ont l’air triste des fois. Pas moi, c’est le jour.
Le jour, pour moi, en septembre, c’est con de le dire, c’est la rentrée.
Oui, mais j’y vais avec mon carton à dessins, noir et vert, avec mes papiers, mes rotrings neufs, mes couleurs, dans mon sac. Je commence l’année chez Pivaut.
Je suis allé voir l’école au mois d’août, elle était à peine prête. Les portes à peine peintes en rouge. Mal peintes, j’ai trouvé, les coups de pinceaux se voyaient. Je suis parti de peur qu’on me demande de prêter main forte. J’étais pas là pour ça.
Passé le pont sur l’Erdre, j’oublie de tourner assez tôt dans la rue de l’École. Deux gars derrière moi m’appellent : « Tu vas Chez Pivaut ? »
- Oui.
- Tu te fourvoies, reviens, c’est avant je crois.
- Merci.
Voilà, la vie c’est facile, pas besoin de demander quoi que ce soit, elle arrive partout, tout le temps, avec les gens : ya qu’à la vivre.
Sur le trottoir devant l’entrée (là où le Directeur m’attendra presque chaque matin en me disant : allez, tu te presses ?) mais pas méchamment, juste parce que je suis toujours le dernier à arriver le matin et à 14h (et aussi toujours le dernier à quitter la salle de cours), on se rassemble, on discute. Un gars me parle, sympa, on parle, on s’attend pour rentrer en cours. On choisit le même coin de salle pour s’installer.
Ce jour-là, on nous fait tirer des traits parallèles, rapprochés les uns des autres, sur des feuilles blanches. On s’aperçoit qu’on ne sait pas le faire sans maladresse. Sauf une fille, devant, qui a fait archi aux Beaux-Arts avant. Dédé le Dirlo (mais fallait pas l’énerver, à l’époque j’aurais pas osé) lui dit : ah, tu es la seule à savoir, bravo.
Bon, une année de pratique artistique, sans bouquin à lire, pas si mal : l’esprit libre, je l’avais.
Et des copains yavait.
Nous les écrivains qui avons déjà écrit assez de pages pour non pas trouver un style, mais pour plutôt connaître notre style, n'avons pas toujours le goût de lire, sauf les livres de quelques auteurs que nous apprécions, car notre style télescope celui des autres auteurs. Je dois dire que je n'aime pas lire. J'aime la littérature, et non lire. Et nous préférons, en tout cas moi je préfère, vivre parmi les gens qui nous entourent, parmi ceux que nous rencontrons, là où nous sommes, là où nous allons, pour partager avec eux la vie de tous les jours, la vie courante, la vie et ses problèmes, car nous sommes comme eux, même si nous écrivons.
Christophe Gervot, écrivain, artiste conceptuel, musicien, traducteur, formateur, psychanalyste, le 14/06/2020.